La boîte de Pandore
Si les défenseurs des moulins et de l’hydroélectricité cherchent un avocat, il est tout trouvé en la personne de Christian Lévêque, hydrobiologiste (Directeur de recherches émérite de l’IRD, ex-directeur du Programme Environnement, Vie et Sociétés du CNRS, et Président honoraire de l’Académie d’Agriculture de France). Le scientifique a signé récemment un article sur le site European Scientist qui remet en cause la biodiversité défendue notamment par les pêcheurs et à travers elle par les fédérations départementales de pêcheurs, car selon lui, il ne reste plus grand-chose à défendre mis à part les espèces exogènes. Selon lui toujours, retrouver des rivières sauvages est une utopie car les cours d’eau ne peuvent plus déborder comme avant en raison de l’urbanisation. Et donc pour toutes ces bonnes raisons, il faudrait ouvrir la boite de pandore… au plus vite, pour conserver notre hydroélectricité voir aménager encore plus. Nul doute qu’avec un tel conseiller, il ne restera bientôt plus rien à préserver.
Concernant les espèces exogènes, une bonne partie de celles citées par l’auteur (silure, sandre, black-bass) sont des espèces d’eaux dormantes. Or les barrages hydroélectriques se trouvent généralement en zone de montagne pour des raisons évidentes de force motrice de l’eau par simple gravité. Les silures introduits par des irresponsables dans des plans d’eau de barrage en cours de première catégorie finissent parfois par faire le mur et se retrouvent en concurrence directe avec les truites, les ombres, les saumons ou les chabots, loches et autres vairons. Si pas de barrages, pas de silure en aval. L’hydroélectricité est le facteur n°1 des introductions d’espèces nuisibles en première catégorie.
Et c’est bien sur ces zones de première catégorie que les fédérations de pêche essaient d’appliquer le principe de gestion patrimoniale qui passe par une renaturation des milieux. La démonstration de M. Lévêque ne tient pas compte d’un élément déterminant, plus que jamais déterminant : l’élévation de la température des eaux avec les canicules et l’effet cumulé de diverses dégradations. En n’en tenant pas compte, c’est comme comme si toutes les espèces pouvaient vivre sur n’importe quelle zone typologique. Ce serait un monde merveilleux ! Les salmonidés pourraient supporter des températures supérieures à 25°C, qui dans la vraie vie leurs sont létales. Ils pourraient supporter des taux d’oxygènes dissouts très faibles comme les carpes, mais ce n’est pas non plus la réalité.
Les lecteurs des articles de Ch. Lévêque qui pour l’immense majorité ne connaissent strictement rien à l’ichtyologie ne voient pas pourquoi une carpe n’est pas à sa place en zone de montagne. Les barrages n’ont jamais été érigés pour protéger les cours d’eau, mais pour créer de l’énergie. Leurs effets néfaste sur les cours d’eau sont parfaitement connus et décrits par des gens dont les CV n’ont rien à envier à celui de M. Lévêque (pièges à sédiments, terreau pour les espèces exogènes, élévation de la température, disparition de l’oxygène dissout en profondeur, isolement génétique des peuplements entre l’amont et l’aval de l’ouvrage, marnages importants qui perturbe la reproduction, rejet de méthane, etc.). Seuls les grands barrages restituent une eau froide en aval, mais pour les autres, ce sont des cloaques d’algues et de sédiments qui ont mis les cours d’eau de première catégorie dans l’état où ils sont aujourd’hui et l’auteur voudrait nous faire croire que les seuils et autres moulins ne sont pas liés à cette dégradation. Un peu de sérieux…
Les défenseurs des moulins et autres barrages voient les sécheresses comme un aubaine qui justifierait le maintient des retenues pour garder des volumes d’eau en été, arguant que sans barrages, les rivières s’assècheront. Donner aux rivières une eau désoxygénée qui a croupi au soleil au milieux des algues ne suffira pas à sauvegarder les espèces sensibles en aval, surtout avec les petites unités hydroélectriques. Pourquoi vouloir construire de la petite hydroélectricité à une époque où les débits sont insuffisants six mois de l’année ? Pas pour le plaisir d’investir à perte mais parce que ça reste une manne financière avec une électricité rachetée par EDF à un tarif majoré.
La petite hydroélectricité dont les projets poussent comme des champignons actuellement pour satisfaire aux 27 % de la transition énergétique produit moins de 1 % de la production nationale d’électricité et va signer l’arrêt de mort de dizaines de cours d’eau de montage notamment dans les Alpes. Le Collectif 05, créé en février dernier dans les Hautes-Alpes lie (pour une fois) sports d’eau vive, pêcheurs, naturalistes, le Club Alpin Français et même la Ligue de Protection des Oiseaux contre les projets de microcentrales. Dans les Balkans, où 3000 projets devaient voir le jour, des annulations ont lieu par centaines, parce que le peuple manifeste et s’oppose à voir leurs vallées défigurées pour le seul profit d’entreprises privées qui font du greenwashing. Et que dire de cette Europe schizophrène qui d’un côté finance ces projets d’un autre âge et de l’autre veut défendre la biodiversité aquatique et terrestre…
Drôle d’époque.
Photo : barrage de Rabodanges (Orne). © Philippe Boisson